L'une des bornes frontalières posées en 1938 sur la Testa Grigia (collection photographique swisstopo, n° inv. 000-424-610).
La construction d’un téléphérique allant du hameau italien Breuil jusque sur la Testa Grigia (Tête Grise) interpella en 1937 les autorités fédérales : le terminus se trouvait dans un territoire sensible, celui de la frontière italo-suisse.
Il s’agissait d’un projet d’une envergure encore inconnue. En 1935, l’entreprise italienne S.A. Cervino débuta la construction du premier téléphérique au monde, à être situé à une telle altitude. La ligne partait de Breuil dans la vallée d’Aoste pour rejoindre le promontoire de la Testa Grigia, situé à 3479 mètres d’altitude. Sur une distance de 7,3 kilomètres, elle franchissait un dénivelé de 1450 mètres et pouvait transporter 256 personnes par heure. C’en était fini du calme paisible de la Testa Grigia que seuls quelques alpinistes téméraires et gardes-frontières consciencieux venaient troubler jusqu’alors.
Deux ans après le début des travaux, la S.A. Cervino s’adressa aux représentations suisses à l’étranger, localisées à Turin et Rome : la direction du chantier voulait maintenant entamer le tronçon supérieur du téléphérique. Le terminus du téléphérique devait être placé sur la Testa Grigia, un promontoire rocheux dépassant du glacier. La frontière nationale italo-suisse passait en plein centre de ce promontoire. Le projet de construction concernait par conséquent la zone frontalière, un endroit particulièrement sensible en 1937 : à l’époque, la Suisse entretenait, avec le régime fasciste de Mussolini, des relations houleuses qui oscillaient entre complaisance et distanciation.
La perspective qu’un téléphérique italien amène chaque jour des centaines de passagers à la frontière nationale laissait Berne pour le moins dubitative. Du point de vue des services douaniers et de l’armée, la haute montagne constituait un rempart fait de pierres et de glace. Elle protégeait des franchissements frontaliers illégaux, de la contrebande et des attaques militaires. La construction d’un téléphérique qui permettait de parcourir en 20 minutes un dénivelé de 1450 mètres venait soudain ébranler cette certitude. Le Conseiller fédéral Giuseppe Motta, chargé des affaires étrangères exprima ses inquiétudes en 1937 :
L'existence d'une station d'arrivée [...], donnant accès à de vastes champs de ski situés en Suisse, semble présenter en outre quelque danger au point de vue du contrôle de la frontière [...].
Outre la station de téléphérique, la société S.A. Cervino voulait également ériger un restaurant. Celui-ci devait se dresser entièrement sur la partie suisse de la Testa Grigia. Mais le Conseiller fédéral Rudolf Minger, Chef du département militaire, craignait que le restaurant ne soit utilisé à d’autres fins. En 1938, il appela à la plus grande prudence :
Il est donc primordial de veiller, au moyen de contrôles vigilants réguliers lors des travaux, à ce que ne soit érigée aucune construction pouvant servir à autre chose qu’à l’exploitation d’un restaurant (par ex. des entrepôts de munition ou des galeries souterraines jusqu’au terminus […]).
Du point de vue du Conseil fédéral et des autorités concernées, il était avantageux que la station supérieure du téléphérique se trouve en partie sur le sol suisse. Cela permettait d’avoir un certain contrôle sur les opérations en cours sur le promontoire rocheux. C’est pourquoi on assura à l’entreprise de construction italienne en mai 1937 qu’on lui accorderait la concession nécessaire.
À l’été 1937, le silence se fit autour de l’affaire Testa Grigia – la S.A. Cervino n’a plus recontacté les autorités suisses pendant des mois. Mais le 29 juillet 1937, la protection douanière suisse fit une observation surprenante : sans concerter les autorités suisses, la S.A. Cervino avait installé sans mot dire un téléphérique auxiliaire sur la Testa Grigia, des pylônes pour les lignes électriques et téléphoniques et avait procédé à une partie des travaux de dynamitage pour le terminus du téléphérique.
Comme le rapporta l’inspecteur de la Direction générale des douanes, les Italiens partaient du principe que les travaux sur la Testa Grigia ne regardaient pas la Suisse. Un « repère de démarcation en cuivre, retrouvé dans la roche de la Testa Grigia » prouvait en effet que : « La totalité de la station supérieure du téléphérique se trouvait sur le sol italien rendant toute négociation supplémentaire avec les autorités suisses superflue. »
Le directeur du Service topographique, Karl Schneider, put rapidement prouver que le repère métallique retrouvé ne constituait pas un point frontalier. Il montra que ce repère marquait un point de triangulation de IVe ordre et il indiqua que celui-ci se trouvait entièrement sur le territoire suisse et qu’il n’existait pas de borne frontalière ou de repère de démarcation sur la Testa Grigia.
Mais les rectifications de K. Schneider ne permettaient pas de savoir où passait précisément la frontière. La frontière nationale italo-suisse sur la Testa Grigia n’était définie que par la ligne de partage des eaux. La partie où l’eau coulait de la cime au Rhône appartenait à la Suisse. La partie où l’eau regagnait le Pô faisait partie de l’Italie. Le fait que la ligne de partage des eaux dans la région de Testa Grigia servait de frontière était une règle séculaire dont la validité avait été à nouveau confirmée en 1931 par les deux États voisins.
En haute montagne, la ligne de partage des eaux était le moyen privilégié pour définir la frontière. Elle permettait d’éviter des travaux compliqués de mensuration et de marquage dans des terrains difficilement accessibles. Il suffisait ainsi aux deux pays de dessiner, sur leurs cartes officielles respectives, le tracé approximatif de la ligne de partage des eaux. Mais cette ligne ne constituait pas une définition précise de la frontière, elle n’était qu’une approximation. C’est pourquoi Karl Schneider souligna : « Nous ne devons pas considérer cette ligne légèrement courbée, tracée de manière générale, comme exacte sur le plan géométrique et la reproduire telle quelle sur le terrain. » Pour savoir, comme dans le cas de la Testa Grigia en 1937, où la frontière passait, cela ne suffisait pas. Les pays voisins devaient se retrouver sur place et procéder ensemble à des mesures au centimètre près afin de déterminer de manière détaillée le tracé de la ligne de partage des eaux.
Tracés de la frontière sur la Testa Grigia : en traitillé, conformément à la carte militaire italienne et sous forme de croix selon les revendications italiennes d’avril 1938. La ligne en pointillé indique la ligne de partage des eaux finalement négociée et marquée par cinq bornes (Archives fédérales suisses).
En raison des travaux italiens entrepris sur la Testa Grigia, il était évident à l’automne 1937 que le tracé de la frontière devait être défini précisément le plus rapidement possible. Le Service topographique demanda à la Commission frontalière italo-suisse de trancher définitivement sur la question dès que le printemps aurait débarrassé le promontoire de la neige et que le temps plus clément permettrait une inspection. Celle-ci put enfin avoir lieu en avril 1938. Mais comme l’Administration fédérale des douanes le rapporta, l’inspection binationale de la frontière fit face à deux difficultés. Premièrement, il était pratiquement impossible de reconnaître la ligne de partage naturelle des eaux, « étant donné que le promontoire de la Testa Grigia avait été fortement modifié ces derniers temps en raison des travaux préliminaires d’excavation pour la construction du téléphérique. » Mais le second problème était encore plus difficile à résoudre : le représentant de la délégation italienne, le Commandant Lavizzari, affirma lors de l’inspection de la frontière que la ligne de partage des eaux était telle que la totalité du promontoire rocheux de la Testa Grigia se trouvait sur le sol italien. Même sur place, il était impossible de repérer de manière parfaitement objective la ligne de partage des eaux. Elle devait donc faire l’objet de négociations – afin d’aboutir à une définition exacte.
Le chef de la Délégation suisse, le Colonel Schnetzer, raconta dans son rapport comment on vint à bout des divergences d’opinions.
Après le dîner, le Commandant Lavizzari revint sur l’affaire, modifia sensiblement son point de vue et expliqua qu’il s’agissait d’un ‹malinteso›. […] Après bien des délibérations, nous nous accordâmes sur un tracé pour la frontière. Il est certain que nous devons et pouvons être satisfaits de cette ligne frontalière.
En mai 1938, le tracé négocié pour la ligne de partage des eaux sur la Testa Grigia fut marqué au moyen de cinq bornes. La frontière s’étendait en ligne droite entre les bornes. Ainsi, elle était enfin assez précise pour que l’on puisse dire avec certitude quel bâtiment de la station de téléphérique se trouvait de tel ou tel côté de la frontière.
L’histoire de la frontière nationale sur la Testa Grigia montre l’énorme travail que représente la définition de la frontière de la Suisse, alors même qu’elle paraît évidente. Elle est le fruit d’innombrables négociations, conférences et inspections qui eurent souvent lieu sur des terrains peu praticables et par mauvais temps – car quand la précision était de mise, la ligne sur la carte ne suffisait plus.
Dans le cas de la Testa Grigia, la question de la frontière entre l’Italie et la Suisse fut clarifiée de manière consensuelle. Cet accord permit enfin d’achever la ligne de téléphérique, celle-là même qui avait entraîné ce besoin de clarification : au bout de quatre ans de travaux, le téléphérique fut mis en service en mars 1939.
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