La « carte Churchill », une carte qui ne devrait pas exister

01. Déc.. 2022

La carte remise par le général Guisan à Churchill le 3 septembre 1946 présente les fortifications du réduit national.

En 2021, une carte du Service topographique national accompagnée de mentions manuscrites a été découverte dans l’ancienne résidence de campagne de Winston Churchill (1874-1965). Le général Henri Guisan (1874-1960) avait offert cette carte à Churchill lors de sa visite en Suisse en 1946. Elle est révélatrice des relations entre la Suisse et les Alliés occidentaux après la Seconde Guerre mondiale.

Le 8 mai 1945, lorsque la Seconde Guerre mondiale s’est terminée en Europe avec la capitulation sans condition de l’Allemagne, la Suisse a tenté de se positionner dans la nouvelle constellation géopolitique entre les Alliés occidentaux et l’Union soviétique en tant qu’État orienté vers l’Occident mais politiquement neutre. Le fait que la Suisse ait continué à entretenir des relations financières et économiques avec l’Allemagne nazie pendant la Seconde Guerre mondiale avait suscité l’irritation des Alliés. Après la guerre, la Suisse a cherché à sortir de son isolement. Avec l’accord de Washington de mai 1946, la Suisse s’est engagée à verser 250 millions de francs pour la reconstruction européenne. Les relations avec les Alliés se sont alors détendues, les États-Unis libérant les avoirs suisses détenus sur leur territoire et bloqués depuis 1941, et l’Union soviétique nouant pour la première fois des relations diplomatiques avec la Suisse.

Lors de la rencontre au sommet des dirigeants alliés (Franklin Roosevelt, Joseph Staline et Winston Churchill) en février 1945 à Yalta en Crimée, une division entre intérêts occidentaux et orientaux s’était déjà dessinée en Europe. Churchill était très critique de l’orientation idéologique et géopolitique de l’Union soviétique et avait toujours fait preuve de méfiance à l’égard de Staline. Peu après la capitulation de la Wehrmacht, Churchill avait utilisé pour la première fois le terme de « rideau de fer » pour décrire l’oppression de l’Europe de l’Est sous l’occupation soviétique et la séparation de l’Europe en deux zones isolées l’une de l’autre. Après avoir perdu les élections en juillet 1945, Churchill a poursuivi sa campagne antisoviétique en tant que leader de l’opposition.

En septembre 1946, Churchill s’est également rendu en Suisse. Officiellement, il passait des vacances pour faire de la peinture, à Choisi, au bord du lac Léman, du 23 août au 20 septembre. Des industriels suisses ont cofinancé le séjour de Churchill, voyant dans cette visite une possibilité de rapprochement économique. Ils ont donc proposé une visite à Zurich. Churchill a accepté de tenir un discours sur les futurs « États-Unis d’Europe » devant les jeunes universitaires. Sur le Münsterhof, Churchill a été accueilli par des dizaines de milliers de personnes, tandis qu’à Choisi, il n’a reçu que quelques invités.

Une carte révèle le positionnement de la Suisse pendant la guerre froide

La Suisse officielle a également tenté de profiter de la visite de Churchill pour se rapprocher des Alliés occidentaux. Le 3 septembre, le général Guisan s’est rendu à Choisi pour rencontrer Churchill, après que ce dernier a refusé une visite du réduit national, tout en le remerciant de l’invitation. Henri Guisan avait servi la Suisse en tant que général à partir de 1939 et était considéré comme un défenseur de la stratégie du réduit national, qui prévoyait le retrait de l’armée dans les forteresses alpines en cas d’attaque allemande. Le Britannique a consacré une moitié d’après-midi au Général Guisan. Le secrétaire général Hans Bracher avait organisé la visite et bien que le service de Guisan ait officiellement pris fin le 20 août 1945 et que Churchill ne fût plus Premier ministre à cette époque, la rencontre avait également un caractère officiel. C’est ce que souligne le rapport de Bracher à Berne, ainsi que l’exigence de Churchill de ne recevoir Guisan que si cela convenait au président de la Confédération (dodis.ch/2184).

Tout ce que l’on sait de cet entretien, c’est que le chef de l’opposition anglaise a confirmé sa bienveillance à l’égard de la Suisse et notamment ses positions anticommunistes. Churchill aurait même évoqué la possibilité d’une guerre préventive contre l’Union soviétique et fait remarquer qu’en cas d’affrontement, la Suisse servirait de « précieux avant-poste » aux Alliés. Comme la rencontre entre Churchill et le général Guisan s’est déroulée en privé et qu’aucun procès-verbal n’a été rédigé, nous ne connaissions jusqu’à présent que les analyses transmises par le général Guisan à Bracher concernant les vues de Churchill sur la Suisse et la situation internationale (dodis.ch/2184). Le rapport de Bracher ne mentionne pas les mots du général Guisan. Ce dernier avait toutefois remis une carte à Churchill lors de sa visite. 

Cette carte, retrouvée à Chartwell House lors de travaux d’inventaire, où elle est désormais répertoriée et conservée, donne un aperçu de la transparence du général Guisan à l’égard de Churchill et de ses efforts pour se rapprocher des puissances victorieuses occidentales. Les cartes jouent un rôle important dans la conduite de la guerre. L’armée suisse avait également cartographié avec précision les forteresses alpines et le réduit national à cette fin. Ces cartes contenaient des détails secrets qui n’étaient pas indiqués sur les cartes publiées par le Service topographique national.

Cette carte en relief à l’échelle 1:300 000 est une réduction de la « Carte générale de la Suisse » à l’échelle 1:250 000. La mention « Eidg. Landestopographie » témoigne de son origine officielle. Les frontières avec l’étranger, les positions militaires, le réduit du Gothard et les forteresses de Sargans et de Saint-Maurice sont grossièrement indiqués à la main sur une grande surface de la carte à l’aide de crayons de différentes couleurs. Au nord de la ligne est-ouest du réduit, de nombreux traits de différentes couleurs marquent les lignes de défense, de sortie et de repli présumées des troupes mobiles dans le réduit, après la rupture des positions des forces avancées suisses par l’ennemi. Selon une note disponible à Chartwell House, le général Guisan a remis la carte à Churchill pendant la rencontre et a donc également dû rapporter en détail les positions de défense et les capacités militaires de la Suisse.

La « carte Churchill » illustre comment la Suisse a tenté de se repositionner après la Seconde Guerre mondiale dans une nouvelle situation géopolitique, entre l’Ouest et l’Est. Il est concevable que Guisan ait cherché à impressionner l’homme d’État britannique en lui démontrant la crédibilité d’une défense suisse pendant la Seconde Guerre mondiale. Il est également probable que les positions approximatives des forteresses étaient alors connues des différents services de renseignement et qu’il s’agissait d’un secret de polichinelle. Bracher a observé que Churchill, bien qu’il ne fût pas Premier ministre à l’époque, continuait à entretenir son réseau mondial et pouvait encore jouer un rôle important sur la scène internationale. Même si l’on ne connaît pas les intentions du général Guisan, la remise de la carte et la révélation des positions militaires illustrent clairement une tentative de rapprochement avec les Alliés occidentaux.

Alors qu’officiellement, on prônait le rôle d’État neutre, la carte indique que la Suisse tentait également de se rapprocher militairement des puissances occidentales victorieuses. En transmettant la carte à l’une des figures anticommunistes internationales les plus en vue de son époque, le général Guisan a contribué au positionnement de la Suisse dans le camp occidental, même après la fin de son service. La carte témoigne de la libération de la Suisse de son isolement géopolitique lors de la Seconde Guerre mondiale et donne un nouvel éclairage aux professions de foi de neutralité pendant la guerre froide.

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