Une montagne qui bouge : l’énigme de la Rosablanche

07. Juin. 2023

Sommet de la Rosablanche avec son signal, 1921 (swisstopo, collection photographique)

En 1915, des géodésiens du Service topographique fédéral ont constaté qu’un point de triangulation en principe solidement ancré dans la roche de la montagne valaisanne Rosablanche avait bougé de plusieurs mètres. Suite à cela, l’on a lancé des recherches intensives autour de ce mystère. Après d’innombrables aller-retour en montagne, mesures angulaires et recherches, l’énigme a pu enfin être résolue.

L’énigme

Il a fallu attendre un bon quart de siècle pour que le point de triangulation devienne un « vrai souci », selon l’expression du géodésien Johann Ganz en 1916. En effet, entre 1895 et 1913, les ingénieurs du Service topographique avaient constaté à plusieurs reprises que le signal placé au-dessus du point fixe était incliné. De plus, les équipes d’arpentage ont trouvé le cairn dans lequel le signal était encastré en grande partie détruit en 1905 et 1913. À chaque fois, les géodésiens ont réparé le cairn et stabilisé à nouveau le point fixe. À cette époque, la Rosablanche n’était pas encore un « souci » aux yeux des ingénieurs : les vents violents, la foudre et le vandalisme avaient causé des dommages similaires à de nombreux autres points de triangulation. 

Ce n’est qu’après l’analyse de nouvelles mesures angulaires relevées en septembre 1914 que l’on s’est aperçu que les événements survenus à la Rosablanche étaient atypiques. Selon Hans Zölly (1880-1950), géodésien en chef du Service topographique, des « mauvaises surprises » sont apparues lors des travaux de calcul : aucun calcul de triangulation à la Rosablanche ne fonctionnait. Des erreurs de mesure et de calcul ont d’abord été suspectées, mais tous les doubles calculs effectués à des fins de contrôle ont confirmé l’observation de Zölly : le point de triangulation de la Rosablanche avait bougé d’environ 3,5 mètres entre 1895 et 1914. Le géodésien en chef en tira une conclusion dramatique : « Nous étions [...] confrontés au fait qu’un de nos principaux points fixes trigonométriques n’était plus un point fixe ».

Par la suite, le Service topographique a tout mis en œuvre pour déterminer si et comment le point fixe continuait à se déplacer. Entre 1915 et 1921, des ingénieurs et leurs assistants de relevé ont gravi la Rosablanche presque chaque été. Ils pouvaient littéralement observer les mouvements du sommet : 

À midi, pendant les heures les plus chaudes, tout bouge ; les blocs tombent de gauche et de droite dans le couloir ou déboulent vers le sud sur le glacier. On a l’impression que le sol sous le signal ne peut pas résister longtemps, mais qu’il doit suivre la loi de la gravité et s’enfoncer dans les profondeurs.

Des calculs effectués en 1921 ont finalement montré que le point fixe installé par Max Rosenmund s’était affaissé d’un peu plus de 21 mètres depuis 1891. Depuis 1913, le sommet se déplaçait chaque année de 1 à 1,5 mètre horizontalement et de 1,5 à 2,5 mètres en profondeur.

Les géodésiens du Service topographique ont réagi à ce gros problème de mesure en installant de nouveaux points fixes sur la Rosablanche en 1916 et 1921. En 30 ans, il y avait donc au total trois points fixes différents sur le sommet. Le point culminant de la Rosablanche, autrefois clairement séparé du reste de la montagne, s’était tellement affaissé qu’il faisait de plus en plus partie de l’arête de la montagne. Mais pourquoi cette montagne bougeait-elle de manière aussi spectaculaire ?

Rechercher la cause

Dans un premier temps, les géodésiens du Service topographique ont supposé que la Rosablanche avait bougé en raison des nombreux tremblements de terre qui avaient eu lieu en Valais à l’époque. Mais comme aucun autre point de triangulation de la région n’avait bougé de la sorte, cette hypothèse est vite apparue peu plausible. Les roches poreuses ou les mouvements tectoniques ont également été exclus des causes. Les ingénieurs sont restés dans l’inconnu pendant des années, jusqu’à ce que le professeur de géologie neuchâtelois Émile Argand (1879-1940) attire leur attention en 1920 ou 1921. Argand était un connaisseur des Alpes pennines, dont la Rosablanche faisait partie. En 1916, Argand avait déjà visité la montagne et l’avait étudiée en détail. Chacun de leur côté et sans se parler, géodésiens et géologues avaient observé minutieusement la Rosablanche.

Émile Argand était déjà arrivé à la conclusion suivante en 1916 : la solution de l’énigme se trouvait dans le glacier de Prafleuri, situé directement sous le sommet. Pendant des millénaires, le glacier avait « érodé son lit rocheux » et 

Ainsi, la fonte du glacier a causé un « défaut de stabilité » ; les masses rocheuses n'ayant plus de fondation [...] on glissé en aval.

Les conséquences

Grâce aux découvertes du géologue neuchâtelois, l’énigme de la Rosablanche était résolue. L’avenir de ce qui était devenu le troisième point de triangulation, installé en 1921, était toutefois incertain. Lorsque le réseau de triangulation suisse a été intégré dans le réseau européen dans les années 1950, le Service topographique a renoncé à ce point fixe discrédité : il a été remplacé par La Ruinette, un « point culminant central et grandiose ».

Mais le manque de fiabilité de l’ancien point de triangulation n’était pas la seule raison de son déclin, au sens propre comme au sens figuré. Le mouvement du sommet a également fait de la Rosablanche un lieu touristique très populaire dans les montagnes suisses. Hans Dübi a décrit cette ironie en 1921 en quelques lignes pleines d’entrain :

Tu étais autrefois, un sommet de signal comme des centaines d’autres, [...] aussi simples que sans intérêt, rien ne bousculait ta tranquillité harmonieuse, mais rien non plus ne te faisait sortir de ta banalité. Et aujourd’hui, ô Rosablanche, [...] des annuaires racontent ton destin, et quel destin ! Ce n’est qu’après avoir été amputée de ta haute tête que tu es parvenue à cette célébrité douteuse !

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